La passerelle – Gilles Verdet – 1er prix grand public

C’est toujours par-là que je me faufile. La passerelle, côté banlieue, on dirait un ponceau. Un pont-levis baissé à perpète sur un fleuve à double sens. Celui du périf qu’en finit jamais de couler, encore et encore.

Ici, la Passerelle du Cambodge s’ouvre sur un demi trottoir, par un mince goulet de béton, à claire voie, au bas d’un escalier à barbelés. Un passage pour curieux et badauds de la marge. Comme moi.

C’est toujours par là que j’enjambe la barrière de Paname pour pénétrer la Cité sans m’attarder au-dessus du courant. Toutes ces bagnoles ça me refile le vertige du piéton. Dessus, je piétine souvent des poussées d’herbes grises et croise parfois des bourgeons d’iris, sur le ponton de traverse. Le jardinet suspendu offre une entrée discrète mais panoramique aux gens du coin, à ceux de ma trempe, surtout. Face à la belle pelouse et au beau château. De dos, l’imposante baraque me fait penser à Moulinsart, à chaque fois. Avec son jardin à l’anglaise. Aussi grandiose qu’une plage du nord ou qu’un gazon de british.

C’est mon instant content, la plongée du matin vers la verdure à roupillons. Je m’y glisse en seigneur, le cœur pénard et le pied léger, entre les ifs taillés du haut et les buissons alignés. Là, quand le soleil affleure aux cimes sur les restes de la nuit, je me prélasse dans la tiédeur montante, allongé dans l’herbe rase, le cul au frais. Avec la jeunesse studieuse, tout autour, les tapeurs de ballons ronds, les cavalcades d’essoufflés, les liseurs attentifs et tous les tchatcheurs d’inutile. Rien que de la belle personne. Aux habits propres et aux mines pareilles.

Ici j’ai tout parcouru. Tout maté des curiosités d’ailleurs. Je les connais bien, moi, les allées de platanes et les contre allées de sapins dans les dédales du monde, j’y traîne ma carcasse depuis toujours, d’un continent à l’autre, sans valoche ni passeport, entre les  charmilles ombragées des guitounes à résidence, les façades de briques enlierrées et les bâtisses exotiques. Tel un globetrotter à la manque, un Tintin aux petits pieds. La vadrouille de plein air, c’est mon occupation quotidienne. Rassuré ici d’y croiser des résidents contents, des gamins prometteurs à la mine d’outremer et aux chaussures de sport qui font contraste avec mes vieilles godasses nationales, mes frusques et mon allure élimées. Eux, la jouvence souriante à l’avenir radieux et moi, le trimard sans futur à la démarche bancale et aux foulées minimalistes. M’en fous, ici, je trotte à mon pas et rêve de tour du monde. Avant de m’affaler dans le tendre et m’assoupir dans le tiède. Familier autant qu’eux de ce repaire végétal, je les regarde courir en rond, les expatriés volontaires, en sombrant dans mes songes improbables. De langues vivantes. Et de gai savoir.

C’est face à ce foutu château Moulinsart que j’ai délassé mes chaussures. Et basculé dans mon sommeil coutumier, les jambes au repos, planqué dans un buisson bordant, les yeux sur le fronton, les paupières en chute libre. J’aime ça, cet abandon forcé. Mes rêves de plein air sont les plus colorés. Portés par les tourments du vent, les gueulantes des mômes, le froufrou entêtant des feuilles. Des fréquences harmoniques propices à la songerie. Et au technicolor.

Quand le chien a gueulé entre mes grolles, j’ignorais sur quel rive du sommeil j’avais basculé. Le clébard, lui, aboyait à la régulière. Un braillard proche et lointain, façon souvenir ou rappel d’enfance. Son museau m’était familier. Sa truffe, son poil dur et blanc aussi. Même son nom me venait en bouche. Quelqu’un l’a prononcé avant moi. Et a récidivé. Milou. Une injonction forte mais bienveillante. Milou. Le doute était impossible. Surtout quand j’ai reluqué les bas du pantalon de l’appelant. Une étrangeté par ici. Le style golfeur y est guère porté. J’ai levé les yeux pour détailler le démodé. Et remarqué sur son front juvénile la houppette blonde. Même si les pires fantaisies capillaires séduisent la jeunesse d’alentour, ce toupet ridicule et pointu n’autorisait aucune confusion. Certitude renforcée par la bordée d’injures qui fusait du barbu à ses trousses. Au registre lexical un peu désuet. Avec une préférence pour l’insolite et le zoologique. Après j’ai repéré les deux moustachus aux costards sombres. D’où que viennent les uniformes, je les fuis spontanément. Y’a incompatibilité culturelle, entre nous. Pire qu’avec les chiens. Ceux-là marchaient à l’identique avec cane et chapeau, en se répétant l’un l’autre. J’ai pas bougé pour éviter l’affrontement. Et les volées de chaussures à clous. Je respirais à peine. Je les voyais tous s’approcher avec la mine défaite. Milou. Le clebs avait fini par lécher mes pompes. Les autres faisaient cercle devant moi comme face à un cadavre de bête. Le vieux prof sourdingue s’était joint au groupe. Je voyais plus le ciel, y’avait plus qu’eux. Eux tous.

Quand le type à la caméra épaule a fait le tour des acteurs j’ai bien pensé que j’allais me prendre une belle avoinée. Mais foin de colère ou de savon, le lascar me fusillait de tout près avec son optique de cinéma. Géniale, on la garde, qu’il a gueulé, il est parfait ce mec.

Plus tard, autour des autres figurants, quand j’ai signé le contrat, j’ai découvert le nom du film en tournage. L’invité du château. Ça me plaisait bien, à moi, ici, pour une fois, le rôle-titre. Même si je me doutais un peu que c’était rien que du cinoche à comédie.


A propos de Gilles Verdet

Je suis né à Paris dans le quartier Ménilmontant en 1952. Études classiques chez les Bons Pères Oratoriens. Père de famille à vingt ans, je suis rentré tôt dans la vie active.

J’ai exercé beaucoup d’activités diverses, parmi lesquelles : disquaire, photographe, marchand de bière et whisky, dialoguiste pour la télévision, co-auteur documentaire.  Auteur de nouvelles. Et de romans noirs. Je vis et j’écris près du périphérique parisien. Le cerceau noir de la poésie urbaine. Parcours universitaire : Néant. Non Bachelier. Aucun diplôme. Autodidacte et vélodidacte quand le temps le permet.

J’ai publié :

  • Une arrière-saison en enfer, Série Noire, Gallimard
  • Larmes blanches, Buchet-Chastel
  • La sieste des hippocampes, Le Rocher, prix Prométhée de la nouvelle
  • Voici le temps des assassins, Jigal
  • Fausses routes, Rhubarbe, Grand Prix 2016 de La Nouvelle de La société des Gens de Lettres
  • Nouvelles dans ouvrage collectif et revue.

Raisons de ma participation : L’appât du gain.

Au sujet du 3ème concours 17 boulevard Jourdan

Le 3ème concours de récits 17 boulevard Jourdan s’est tenu de novembre 2015 à février 2016, invitant les participants à écrire une histoire réelle ou fictive, à la première personne, se passant à la Cité internationale et ayant pour thème « La Cité de la sérendipité », les hasards heureux.

Avec le soutien de :

  • Cité Internationale
  • 6 mois
  • Clairefontaine
  • Parigramme
  • Mairie du 14ème arrondissement
  • Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF)
  • Éditions Diane de Selliers
  • Radio Campus Paris