Des petits ronds dans Paris, comme des cailloux jetés dans l’eau … – Cathy Réaudin – 2ème prix Grand public

Les vagues s’enhardissent sur mes pieds. Dans une main, un galet tout plat ; dans l’autre, la main de mon petit-fils. Je lui apprends à faire des ricochets.

Et je me souviens …

Qu’est-ce qui m’avait poussée à rechercher sur le sol de Paris les médaillons du méridien qui traverse la capitale ? Arrivée depuis peu pour poursuivre mes études de lettres, suivre pas à pas cette ligne imaginaire, tracée par les hommes à travers le monde, me semblait un moyen ludique de découvrir la ville.

Le Parc Montsouris étendait sa fraîcheur entre les ateliers d’artistes  où  planaient  encore les ombres de Le Corbusier et d’Ozenfant, et le boulevard Jourdan que le tram ne parcourait pas alors. Surprise, curiosité, en débouchant du parc : un porche, une allée, des parterres, un escalier majestueux au bout duquel demeure ? château ? Ministère ?… Et le fronton : Cité internationale universitaire de Paris. En ayant vu ce nom sur mon guide, je ne m’attendais pas à une telle immensité, loin des campus de ma capitale bretonne. Je m’avançais, intriguée et intimidée, entourée subitement d’arbres, de bâtiments, les oreilles envahies de langues étranges et les yeux écarquillés par ce brassage ethnique. Je reportais mon regard vers le sol, progressant dans les allées, le plan à la main, mais mon regard se dispersait, j’en oubliais presque l’objet de ma venue.

Une voix :

«  Vous avez perdu quelque chose ? »

Je sursautai : devant moi une jeune femme à la peau mate, un déferlement de cheveux bruns, un regard étonnement bleu, un léger accent … J’expliquai, elle venait d’arriver, ne pouvait m’aider.

Je décidais de déambuler au hasard, remettant au lendemain, au surlendemain, à un jour prochain mes recherches. Voyage autour du monde en quelques heures. Je ne savais pas encore qu’un premier petit caillou s’était glissé entre mes pas.

Quelques jours plus tard, la Sorbonne, une pause dans un couloir. Soudain une silhouette, la même chevelure, et l’étrange regard dans cette peau brune. Nouvelle rencontre qui allait lier une amitié ; nouveau petit caillou. Devi était née à l’Ile Maurice, son père, fonctionnaire, avait été nommé en Inde où sa famille s’était installée. « La couleur de mes yeux ? La mésalliance de mon arrière-grand-mère anglaise avec un Indien …»

« Le Français est la langue usuelle mauricienne avec le créole ; j’aime sa douceur et sa résonnance ; ses auteurs, dont certains me bouleversent ; je suis venue la rencontrer à Paris. Mais dans mon pays, on ne nous apprend pas à composer des analyses de texte ; pourrais-tu m’aider ? »

La Sorbonne est-elle traversée par le Méridien de Paris ? Je ne crois pas … Mais le premier caillou rencontré à la Cité avait dû dévier de sa trajectoire, comme ceux que je jetais, avec maladresse, enfant, au bord de mon océan natal.

A travers ma rencontre avec Devi, j’apprivoisais la Cité, et la Cité m’apprivoisait. Et ses occupants aussi. Dans cette enclave privilégiée, le monde était miniaturisé ; Cité idéale où les murs du langage, des religions, des coutumes s’effritaient ; tout était prétexte à la discussion, aux échanges ; le ton s’élevait parfois quand surgissait l’ombre de la politique, mais malgré les discordances, les réparties parfois houleuses, la distance qui se créait pour quelques jours, bien vite nous nous retrouvions, quelquefois un peu penauds … Lieu d’apprentissage de la tolérance, des petites graines semées pour le futur dans le cœur et les esprits : la philosophie désirée par les créateurs de la Cité s’incarnait au fil des saisons qui défilaient, comme les amours ébauchés, certains fugaces,  d’autres qui perdurent encore.

Et nous nous promenions entre les marbres de la villa italienne, nous nous glissions entre les cloisons légères d’une demeure japonaise, rencontrions Charlotte Perriand en Tunisie et de nouveau Le Corbusier en Suisse …

Les plongeons dans la piscine.

Les courses dans le parc.

Les découvertes dans la bibliothèque

Les émotions au Théâtre.

Mais surtout, les soirées autour de spécialités culinaires, passant du gwin-aman breton aux raviolis chinois ou au tandoori indien. Et malgré la barrière de la langue, confidences sur les joies du quotidien, mais aussi les peines … et le cafard d’être loin de chez soi.

Et la fin des études.

Devi repartit en Inde, mais très vite de nouveau la France, puis la Suisse, la Belgique, le Canada et enfin Londres où elle se fixa. Au-delà du temps et des frontières, notre relation se poursuivait, pour des retrouvailles, souvent chez nos amis lointains que nous avions rencontrés à la Cité.

Quant à moi, la France, un mariage …

Et que dire de ce mariage ? Une allée dans la Cité. Un homme qui marche la tête penchée ;

« Vous cherchez quelque chose ? »

« Non, non, je rejoins des amis ».

L’histoire se répète ; il ne cherchait pas, comme moi,  les traces du méridien, mais nous étions deux passagers, qui, le regard accroché au sol, découvrent l’immensité d’un ciel feuillu, la diversité du monde ; une rencontre, un nouveau petit caillou jeté dans le temps, dans notre temps à tous les deux : « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rencontres. »

Donc un mariage, puis un enfant. Et puis la maladie … L’impossibilité d’une nouvelle naissance.

Très vite, le choix de l’adoption s’est imposé à nous. Les démarches, les recherches. Et le sourire de Devi qui nous donna l’encouragement mauricien le plus commun : « Penna problème. »

Maurice, une toute petite île, le caillou sur lequel Devi et moi avions trébuché dans le parc de la Cité, ce caillou s’était projeté et transplanté bien loin dans l’Océan Indien. Une étrange impression de déjà-vu, et j’y compris pourquoi Devi s’était si bien adaptée à la France. Dans la Cité, elle vivait dans la même atmosphère que son pays : une diversité de races, de cultures, de coutumes, de religion ; de langue aussi ; tout ceci en raccourci. Et nous comprîmes alors ce que les petits cailloux jetés par le méridien avait entraîné dans notre vie : l’irruption de la Cité ; la rencontre avec Devi ; notre couple ;  la naissance de notre enfant ; et enfin, cette petite fille qui nous attendait au bout du monde.

Plus tard, la Cité devint un lieu de promenade avec mes enfants. Je leur racontais l’histoire de ce royaume couvert d’une forêt où persistait une terrible guerre, et dont le roi, Honnorat, se désespérait dans son château de ne pouvoir l’arrêter. Et de la légende de cette demoiselle qui devait le délivrer, par son humanité et sa sincérité, de ce fléau sanguinaire et haineux : «  Un jour, une jeune fille, ni plus courageuse ni plus téméraire que les autres, mais surtout curieuse et désobéissante – ses parents lui interdisaient l’entrée de cette forêt – franchit la porte majestueuse. Elle avait vu loin, très loin, une silhouette brillante ; “approche”, disait celle-ci. Elle se retrouva devant une dame brune au regard clair – mais oui, un peu comme tante Devi – “Je t’attendais, cours, cherche sur le sol des blocs ronds, pose tes pieds dessus. Tu subiras trois épreuves. Si tu les réussis, les armes se tairont. Ne crains rien, je serai près de toi.”

« La jeune fille marcha, marcha, marcha, assourdie par le bruit des armes et les cris de haine. Au bout d’un long moment, elle vit enfin une marque sur le sol ; elle avait faim, elle était fatiguée. Elle s’assit désespérée, et ses larmes coulèrent sur le métal du médaillon. Elle pleura, de faim, de fatigue et de tristesse sur ce pays ravagé. Elle sentit la présence de la belle dame  “seuls des pleurs sincères peuvent partiellement effacer la malédiction”. Alors, les ronces et sous-bois s’effondrèrent, et apparut une grande demeure à la façade sculptée. Poussant la porte, des gens dont elle ne comprenait pas la langue lui firent fête : des goûts inconnus, épices et miel coulant dans sa bouche, et un grand lit entouré de mosaïques pour se reposer, et beaucoup d’affection.

« Le lendemain, elle repartit, il faisait de plus en plus sombre, le soleil ne pénétrait plus dans la forêt. Elle avait froid. Elle aperçut une autre marque, et, frigorifiée, décida de faire du feu. Elle fut obligée de brûler ses sandales, son panier. “Tu as sacrifié des objets qui te sont chers et utiles. Tu as une nouvelle fois fait reculer la malédiction.” Cette fois-ci, ce fut une maison ressemblant à celles de sa ville qui surgit. “Nous t’attendions depuis si longtemps” ! Elle se reposa de nouveau, et reprit le chemin.

« Sans chaussures sur les pierres des chemins, ses pieds étaient écorchés. Son sang macula le troisième plot. D’un coup, les bruits de guerre et de violence s’atténuèrent … Le silence. Et les trilles des oiseaux. Les buissons épineux, les racines agressives, où étaient-ils ? Apparurent alentour de grandes demeures toutes plus étranges les unes que les autres. Sa protectrice lui dit : “Ta souffrance, ton sang qui a coulé ; tu as réussi la troisième épreuve. Et tu fais revivre le royaume avec ses anciens palais.”

« Elle la conduisit devant le château du roi Honnorat. Elle franchit les marches … Le roi avait un fils, et quand la jeune fille et lui se regardèrent dans les yeux, ils tombèrent en amour. Et évidemment, qu’est-ce qui se passa, les enfants ? Ils se marièrent et eurent pleins de bébés. »

Et je déambulais avec mes enfants dans le parc de la Cité, mêlant les pas de la jeune fille aux nôtres, reliant son destin à mon passé, à notre présent, et à leur avenir.

Et les plots du Méridien de Paris, me dites-vous ?

Mais oui, je les ai trouvés, ces jalons qui ont marqué ma vie. Cette ligne imaginaire, ma ligne de vie. N’insistez-pas, je ne dévoilerai rien ! Courrez vite vers le parc de la Cité et cherchez, cherchez… Certains médaillons ont disparu ; mais peut-être qu’au coin d’une allée, en regardant vers le sol, votre vie va basculer …

Mes remerciements à Mr Cassini,
Mr Arago et
à Mr Jan Dibbets


A propos de Cathy Réaudin

Après ma maîtrise de lettres modernes à l’Université de Rennes et mon diplôme de Chargée d’Etudes Documentaires, j’ai crawlé avec délice entre  les étagères du Centre de documentation de l’Ecole d’Architecture de Bretagne. Depuis ma « jubilation » (retraite en espagnol), je clapote au sein d’une association pour créer une librairie-café solidaire, où chacun pourra, tout en prenant un grand bain de convivialité et de tolérance, siroter l’encre du partage et du jeu autour du livre.

Dans le cadre de mon travail, j’ai poursuivi à la Cité les ombres d’architectes de renom. J’ai compris sa dimension à faire cohabiter couleur de peau, religions et coutumes différentes : embryon d’entente et de tolérance entre les peuples. J’y ai découverte le premier concours du 17 bd Jourdan, et le deuxième. Ils illustrent littérature et tolérance : notre librairie-café est fondée, plus modestement, sur les mêmes critères. Là nous suivons toutes les initiatives qui puissent faire connaître ce lieu qui, à l’heure où l’ambiance mondiale est plus que morose, peut être un modèle et un espoir d’un retour à une entente dans la diversité, comme le voulait Mr Honnorat,

Au sujet du 3ème concours 17 boulevard Jourdan

Le 3ème concours de récits 17 boulevard Jourdan s’est tenu de novembre 2015 à février 2016, invitant les participants à écrire une histoire réelle ou fictive, à la première personne, se passant à la Cité internationale et ayant pour thème « La Cité de la sérendipité », les hasards heureux.

Avec le soutien de :

  • Cité Internationale
  • 6 mois
  • Clairefontaine
  • Parigramme
  • Mairie du 14ème arrondissement
  • Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF)
  • Éditions Diane de Selliers
  • Radio Campus Paris