La Cité des temps et chemins croisés – Isabella Gusmao Duarte – 3ème prix résidents

Lorsque j’ai roulé ma valise verte vers l’entrée de la Cité, l’extraordinaire se produisit : de tant partager le rêve familial, j’avais réussi à en faire partie. À l’intérieur de la valise, le rangement incroyablement réussi de quantité d’affaires, juste « l’essentiel » pour faire une année de thèse dans un nouveau pays et supporter la distance continentale qui me séparait de mes proches, métamorphosés dans des cadeaux-souvenirs soigneusement choisis ; à l’extérieur, un passé qui redevenait présent lorsque je bougeais lentement dans le cadre de la photo mille fois montrée par mes parents. Je sentais que de très beaux jours s’annonçaient dans cette perle de ville cachée dans la Ville. Mais je ne pouvais pas imaginer tous les trésors que je trouverais dans ses allées.

J’ai regardé le beau paysage devant moi comme pour la première fois. Tout était en même temps identique et complètement diffèrent. Chaque petit bruit du vent ou d’une feuille tombante, chaque fleur, chaque arbre, tout m’appelait comme pour me saluer et me dire que je n’étais pas une intruse dans ce monde enchanté. J’y avais maintenant une adresse. Pas nouvelle, d’ailleurs. Dans cette cartographie magique où le Brésil est à côté du Portugal et le Japon, à quelques mètres de l’Italie, ma Maison se trouvait exactement  dans le bout de chemin situé entre celles où avaient habité mon père et ma mère,  le même bout de chemin ou ils s’étaient connus pendant leur séjour à la Cité. J’étais émue avec cette joyeuse coïncidence qui redonnait du sens à ma vie errante, et puisque cette décision venait de la Maison du Portugal, où j’avais, grâce à ma double nationalité lusobrésilienne, déposé une demande de logement, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que il s’agissait d’une plaisanterie de mon grand-père paternel portugais décédé il y a longtemps. En tout cas, en tant que sud-américaine, je ne pourrais jamais dédaigner la force des hasards heureux, la découverte de mon continent d’origine en étant un exemple. Évidemment je ne pourrais qu’habiter près de l’endroit de leur première rencontre, le point de départ de mon existence, pensais-je avec plaisir.

Un autre « cadeau de bienvenue » me serait donné un peu plus tard, quand j’ai rencontré au restaurant de la maison internationale une voisine qui commença à me parler avec enthousiasme de la chorale de la Cité. « Je ne savais pas qu’il y avait une chorale ici. Vous répétez où ? », demandai-je. « Au collège Franco-Britannique, les mercredis à vingt heures. En ce moment on répète les chansons de West Side Story. » Je frissonnai avec ce nouveau signe du destin. Elle parlait de l’ancienne maison de ma mère, et des chansons que mon père, lui, jouait au piano ! À ce moment-là, j’étais convaincue de bien appartenir à cette cité magique, et j’éprouvai la sérénité d’esprit de ceux qui ont la certitude d’être au bon endroit. Néanmoins, lorsque je quittai mon amie, quelque chose commença à me troubler. Tout ce qui m’arrivait me rendait heureuse, mais ça me donnait l’impression d’être dans la continuation d’une histoire déjà commencée, dont je n’étais pas la protagoniste. Il fallait que je trouve le point d’origine de ma propre histoire.

Je commence à me promener dans le grand parc de la Cité ; ça m’apaise et m’aide à avoir de bonnes idées pour la thèse que je suis en train de préparer. Lorsque je passe devant la Maison de l’Allemagne, une petite affiche par terre attire mon attention. J’y lis en groscaractères « Conférence-débat sur Das Buch gegen den Tod, d’Elias Canetti ». La date est celle d’aujourd’hui. Je regarde cette petite affiche comme si j’avais trouvé de l’or. Canetti, c’est l’auteur dont j’étudie le théâtre ! Et le sujet de l’ouvrage citée, la mort, constitue précisément le thème de ma recherche. J’attends avec impatience le début de la conférence. Au moment où le médiateur fait la présentation des participants. Je me réjouis d’y voir quelques uns des théoriciens les plus importants de la pensée canetienne, qui parlent non seulement de l’ouvrage en débat, mais de beaucoup d’autres aussi, en proposant un nouvel éclairage sur leur contenu.

A la fin de la longue discussion, lorsque la salle commence à se vider, je vois les conférenciers qui restent encore autour de la table, en échangeant quelques mots. J’ai une envie folle d’aller leur parler et prendre leurs coordonnées, mais ayant peur de les interrompre, je me retiens. « C’était bien , n’est-pas ? »,  dit un jeune homme assis à mon côté. « Parfait ! » , je réponds, J’entame une conversation avec lui et emballée par le sujet, je perds de vue les messieurs à qui je veux parler. Tant pis ! Et je continue à bavarder avec mon interlocuteur. Tout d’un coup, je vois l’un des conférenciers qui arrive et commence à participer à notre discussion, en nous racontant des choses sur Canetti qu’on ne trouve pas dans les livres : « Canetti avait un tempérament, lui. Je me souviens encore du jour ou je lui ai demandé s’il avait lu tous les livres de sa bibliothèque. Il était très énervé », dit-il en souriant, avant de rajouter d’autres détails sur le caractère de son ami. Moi, je souris aussi, car j’ai le privilège d’écouter quelqu’un qui a vraiment connu cet auteur fascinant, que je redécouvre dans toute son humanité. Et je me rends compte que je ne suis plus dans la Cité du passé de mes parents, je suis dans la Cité de mon avenir.


A propos d’Isabella Gusmao Duarte

Diplômée en Communication Sociale à la Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro et en Lettres Modernes, parcours Théâtre à l’Université Sorbonne Nouvelle, j’y suis actuellement doctorante en Études Théâtrales. Ma thèse porte sur les enjeux de la mort dans le théâtre d’Elias Canetti, recherche que j’ai entamée en Master 1, avant d’effectuer une mobilité à Munich.

Rédactrice et traductrice freelance, collaboratrice du blog J’ai un accent et récemment membre du comité de lecture de la revue Traits-d’Union, j’aime écrire des scénarios et des contes. Deux d’entre eux ont été publiés dans les deux premières anthologies 17 boulevard Jourdan. Participer à ces concours me permet de me consacrer à une activité doublement plaisante : écrire de la fiction et écrire sur la Cité, à laquelle, en tant que résidente et fille d’anciens résidents, je me sens particulièrement attachée.

Au sujet du 3ème concours 17 boulevard Jourdan

Le 3ème concours de récits 17 boulevard Jourdan s’est tenu de novembre 2015 à février 2016, invitant les participants à écrire une histoire réelle ou fictive, à la première personne, se passant à la Cité internationale et ayant pour thème « La Cité de la sérendipité », les hasards heureux.

Avec le soutien de :

  • Cité Internationale
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